“L’Astragale” d’Albertine Sarrazin
Édition états-unienne de L’Astragale d’Albertine Sarrazin, préface de Patti Smith, Serpent's Tail, 2014.
L’Astragale d’Albertine Sarrazin
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Ça parle de quoi ? Une jeune femme s’évade de prison, chute et se brise le pied. Un jeune homme la sauve, la soigne et la cache. Ils tombent follement amoureux.
On trouve quoi dans ce livre ? Une gouaille parisienne + le monde marginal des travailleuses du sexe et des voyous en tout genre + une soif de vie sans entraves + l’amour du risque + une écriture incisive, crue et sans détour + de la liberté.
Albertine Sarrazin au travail © Philippe Le Tellier, 1965.
Extraits choisis
« Moi, je marche. Je ne flâne pas au rade, je n’ai pas le temps, je n’aime pas le trottoir et je ne suis pas plus pute qu’autre chose. J’emploie ce moyen parce qu’il est rapide, qu’il ne nécessite ni horaire ni apprentissage – ou si peu – : les pattes des souteneurs, les roublardises des clients, je m’en défilais déjà à seize ans, et rien n’a beaucoup changé depuis… Je ne crains vraiment que la poulaille, n’ayant pas le moindre papier à lui présenter en cas de rafle ; mais sans cesse je change de rue, d’hôtel, d’allure ; je renifle les passants avant de leur répondre ; une intuition obscure et certaine m’arrête ou m’encourage, des feux de signalisation clignotent dans ma tête, rouge attention, vert c’est bon, passe, attends, n’attends pas et file, souris, viens. Le long des rues, je glisse des pas pressés, déterminés, je boitille à peine et je marche le plus vite possible : ce manque apparent d’intérêt, ce genre ‘‘Vous faites pas le genre’’, me servent de rempart et d’appât. »
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« Je pense à tous ceux qui m’ont mendiée et que j’ai bousculés avec indifférence pour m’enfuir plus loin, lorsque l’heure fut venue… et je me demande s’ils ont eu mal comme j’ai mal aujourd’hui, écoutant avec une stupeur infinie battre cette blessure étrange ; étonnée, attentive, je découvre le mal d’amour. Le mal au cœur, le mal aux pattes, je puis les poser à côté de moi et m’en éloigner ; mais là, il n’y a ni drogue ni pirouette possibles, le mal tord et fait gémir toute la carcasse, il est moi. Les détails envahissent l’image, jusqu’au cri, jusqu’au vide. Cette foi en moi impatiente et assurée, cette figure abstraite et bleue de l’amour, cet orgueil, tout cela meurt dans le sable de la plage ; je réalise la douloureuse consistance d’aimer et je suis folle de peine… Merci, Julien, d’avoir su me faire si mal. »
Albertine Sarrazin pour Paris Match © Philippe Le Tellier, 1965.
Qu’est-ce que j’en pense ?
À sa naissance, Albertine Sarrazin est déposée à l’Assistance Publique d’Alger. Elle est adoptée par un couple de Français à l’âge d’un an. Elle est victime d’inceste. Ses parents la font interner dans une prison pour mineures où elle subit de la maltraitance. Elle s’éloigne de sa famille, monte à Paris, se fait des copines, se prostitue, vole à l’étalage et fomente des hold-ups. Elle fait de la prison. Ses parents révoquent leur adoption. Elle s’évade de prison, est sauvée par Julien, un petit voyou qui collectionne les condamnations, ils tombent amoureux, se marient, continuent les séjours en prison, s’achètent une petite maison dans les Cévennes avec les sous de la prostitution. Albertine meurt à 29 ans des suites d’une opération chirurgicale « mal préparée », un euphémisme pour dire qu’elle a été victime d’un anesthésiste qui ne connaissait ni son groupe sanguin ni son poids et qui n’avait même pas de diplôme d’anesthésiste. Une « erreur médicale » comme on dit.
Étrange destin que celui d’Albertine Sarrazin, qui a été abandonnée, adoptée, violée, reniée, emprisonnée, prostituée, et qui jamais n’a cessé d’écrire. Dans son deuxième livre publié, L’Astragale, elle raconte comment elle s’évade de prison, comment, dans sa chute, elle se casse l’os du pied (l’astragale du titre), comment elle se traine jusqu’à la route nationale, comment elle y est récupérée par Julien, qui la sauve, la soigne, la cache et surtout comment ils vivent leur amour. Ce roman, dont l’écriture est à la croisée de Jean Genet et Violette Leduc, saupoudrée de dialogues à la Michel Audiard, est un condensé de vie trash et sans concession, de l’existence d’une femme qui avait décidé de vivre sa vie sans s’excuser de rien, ni d’être forte ni d’être libre. Succès critique et populaire à sa sortie, le livre sera adapté au cinéma - Albertine Sarrazin signera le scénario elle-même - quelques années plus tard, avec Marlène Jobert et Magali Noël. Même cas de figure pour son roman La Cavale, dont l’adaptation cinématographique sortira après sa mort, avec Juliet Berto, Geneviève Page et Miou-Miou.
Il faut absolument lire, et relire, et lire jusqu’à l’overdose, comme elle a vécu sa vie, l’œuvre d’Albertine Sarrazin. Son écriture est à l’image de sa vie : rapide et sans entraves, crue et cruelle, pleine de sève, de désirs, d’envies. C’est court, c’est trash, c’est sale, c’est d’une efficacité redoutable car ça ne fait pas dans la dentelle : Albertine s’en donne à cœur joie et tire à boulets rouges sur les bourgeois, les hommes, les aigri·es, les pisse-froid, et dans le même temps écrit son désir pour une vie pleine, riche, jouissive, jouissante. Vivre vite et sans temps mort, jouir sans entraves et mourir jeune, ces slogans n’auront jamais été aussi bien incarnés que par Albertine Sarrazin, femme indépendante qui n’avait besoin que d’elle même pour mener sa barque, elle-même et son amour de l’amour qui l’aura portée jusqu’au bout de la passion.
Où se procurer ce livre ? Gratuitement en bibliothèque municipale (catalogue des bibliothèques municipales de Paris, liste des bibliothèques de France) + neuf en librairie pour 9,90 € (liste non exhaustive des libraires en France) + d’occasion en librairie de seconde main (type Gibert, Boulinier…) + d’occasion sur des sites de seconde main (type Momox, Recyclivre…). N’oublions pas qu’en France, le prix du livre neuf est unique, c’est-à-dire qu’un livre neuf a le même prix partout, peu importe où on l’achète : alors, si on le peut, privilégions les librairies indépendantes et proches de chez nous !
La fiche d’identité du livre : L’Astragale d’Albertine Sarrazin, Jean-Jacques Pauvert, 1965, 208 pages. Pour rédiger cet article, j’ai utilisé l’édition du Livre de Poche (1969).