“Le Voyage à Paimpol” de Dorothée Letessier

Le Voyage à Paimpol de Dorothée Letessier, Gallimard, Collection L’Imaginaire, 2025.

Le Voyage à Paimpol de Dorothée Letessier

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Ça parle de quoi ? Maryvonne est ouvrière en Bretagne, elle a un mari et un fils. Un jour, elle en a marre, claque tout, et prend le bus pour Paimpol.

On trouve quoi dans ce livre ? Le témoignage d’une femme qui s’émancipe + le récit d’un ras-le-bol tout à la fois raisonnable et viscéral + un rejet en bonne et due forme du travail, du mariage, de la maternité + du courage + de la liberté.

Dorothée Letessier © Louis Monier

Extraits choisis

« J’aurais peut-être dû expliquer mieux ce que je ressentais. L’ennui, c’est que je ne le sais pas trop moi-même. J’ai besoin de respirer, seule. Il me prend mon air. Je n’ai plus d’air à moi, je n’ai que l’air qu’on me donne, l’air maussade. J’ai l’air de rien. Même mes colères doivent se fondre dans les convenances. À l’usine je dis vivement cinq heures ! mais je reste polie, raisonnable, disciplinée. En silence, je déteste ces appareils qui n’arrêtent pas de me passer dans les mains, jour après jour. Cela n’en finit pas, on dirait que c’est chaque fois le même. Je pose ma pièce, quatre vis, je serre un boulon. Jamais le dernier. Ces pièces qui vont je ne sais où, qui ne me sont rien que des blessures aux doigts, je les hais. Mais je contiens ma colère. Elle vit pourtant, magnifique, en moi. Je l’emprisonne. Je me dompte. Je n’ai que des mouvements d’humeur et des agacements misérables, alors que je voudrais hurler. J’aimerais laisser fleurir, libre, ma belle colère. Je la sens s’épanouir, rouge et chaude. Je me gave de fureur. Je leur en veux tellement à tous ceux qui m’enchaînent. Ma haine est énorme, démesurée, elle me dépasse, me prend dans ses bras, me berce de paroles mauvaises. J’ose enfin être méchante et ma colère est volupté. »

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« Enfin, après des heures de combat, je l’expulse de moi, ce bourreau. C’est la fin des déchirements, le calme revient. Je ne reconnais que la joie de ne plus souffrir. Instinct de conservation ou instinct maternel ? J’adore la naissance de mon enfant. Jamais il ne pourra me créer autant de souffrance qu’en ce moment où il me délivre. Ce n’est pas sa main, ce n’est pas sa tête, son tout petit pénis, qui m’ont violée, c’est tout son corps vierge qui m’a fait l’amour en passant, qui m’a éventrée, d’un seul mouvement. »

Affiche du film Le Voyage à Paimpol de John Berry adapté du roman de Dorothée Letessier, 1985.

Qu’est-ce que j’en pense ?

Dorothée Letessier a vécu la vie révolutionnaire. Étudiante, elle connaît les suites de mai 68 et tous les rêves que ce moment-clé a charrié. Elle quitte la vie parisienne pour la Bretagne et devient ouvrière spécialisée dans une usine de Saint-Brieuc. L’écriture ne l’a jamais quittée. Elle offre à la littérature ce qui bien souvent lui manque : la vérité, la cohérence entre ce qui est raconté et ce qui est vécu. Sans jamais perdre de vue ni le style ni une certaine flamboyance. Il y a tout ce premier roman, Le Voyage à Paimpol, publié à 27 ans : les viscères et le cœur, l’obscurité des hivers et les rêves éthérés, la beauté du quotidien et l’espoir des lendemains qui chantent. Une certaine manière de se sentir une femme aussi, une manière personnelle qui semble universelle : sentir très fortement son sexe, la place qu’on lui assigne, comment le genre féminin prend forme autour de l’enfant à naître, du mari à s’occuper, du travail à accomplir, et comment c’est une insulte en même temps qu’une bénédiction, comment le désir entre les reins est une manière de se sentir vivante, comment le froid qui brûle les doigts à l’usine est une manière de réclamer justice, vengeance, révolution. 

Le Voyage à Paimpol est un appel à toutes les femmes — et assimilé·es — à prendre la route, à revendiquer l’espace entre nos lieux attitrés (la maison, le travail, le mari, l’enfant), tout cet espace où les femmes ne sont ni attendues ni autorisées, à y pénétrer, à l’occuper, à le traverser, à l’habiter. Un appel à prendre le large et à écouter ce que le corps dit de nous, nos rêves plein la tête, nos amours plein le cœur, nos désirs plein le ventre.

À offrir à nos mères, nos grands-mères, nos belles-mères et nos tantes, à offrir à toutes celles qui ont eu des envies de départ, qu’elles n’ont pas eu le temps ou l’énergie d’écouter, qu’elles ont réprimées au fond d’elles, à offrir à toutes celles qui sont restées sans bien comprendre pourquoi, pour qu’elles lisent que c’est légitime / possible / la bonne décision à prendre, pour qu’elles entendent la voix de toutes les autres et qu’elles se rendent compte qu’elles ne sont pas seules. À offrir à tous ceux persuadés de toujours trouver « leurs » femmes entre la cuisinière et le réfrigérateur. Spoiler alert : les femmes sont partout, sauf là où vous pensez les trouver.


Où se procurer ce livre ? Gratuitement en bibliothèque municipale (catalogue des bibliothèques municipales de Paris, liste des bibliothèques de France) + neuf en librairie pour 12 € (liste non exhaustive des libraires en France) + d’occasion en librairie de seconde main (type Gibert, Boulinier…) + d’occasion sur des sites de seconde main (type Recyclivre…). N’oublions pas qu’en France, le prix du livre neuf est unique, c’est-à-dire qu’un livre neuf a le même prix partout, peu importe où on l’achète : alors, si on le peut, privilégions les librairies indépendantes et proches de chez nous. Merci à Jeanine qui m’a recommandé et prêté ce livre !


La fiche d’identité du livre : Le Voyage à Paimpol, Dorothée Letessier, Gallimard, collection L’Imaginaire, préfaces de Maylis de Kerangal et Rebecca Zlotowski, 2025, 160 pages. Le Voyage à Paimpol est publié pour la première fois au Seuil en 1980.

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