“Mes souvenirs” d’Herculine Abel Barbin
Herculine Barbin dite Alexina B., présenté par Michel Foucault, Gallimard, 1978.
Mes souvenirs d’Herculine Abel Barbin
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Ça parle de quoi ? Mes souvenirs sont les mémoires d’Herculine Abel Barbin, rédigés entre 1863 et 1868. Barbin y raconte sa vie de personne née fille puis réassignée homme à l’âge de 20 ans, ses amours, ses colères, ses espoirs, sa foi, sa dépression.
On trouve quoi dans ce livre ? Un récit intime et bouleversant + des adjectifs au féminin et au masculin + le premier témoignage connu sur l’intersexuation en Occident + un portrait de la condition des femmes en province + un cri de désespoir jeté dans la nuit de l’amour.
Certificat de naissance d’Adélaïde Herculine Barbin, 1938.
Extraits choisis
« C’en était donc fait. L’état civil m’appelait à faire partie désormais de cette moitié du genre humain, appelé le sexe fort. Moi, élevé jusqu’à l’âge de vingt et un ans dans les maisons religieuses, au milieu de compagnes timides, j’allais comme Achille laisser loin derrière moi tout un passé délicieux et entrer dans la lice, armé de ma seule faiblesse et de ma profonde inexpérience des hommes et des choses ! »
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« Oh ! vivre seul, toujours seul, au milieu de la foule qui m’environne, sans que jamais un mot d’amour vienne réjouir mon âme, sans qu’une main amie se tende vers moi ! Châtiment terrible et sans nom ! qui jamais pourra te comprendre ? Porter en soi d’ineffables trésors d’amour et être condamné à les cacher comme une honte, comme un crime ! »
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« Par une exception dont je ne me glorifie pas, il m’a été donné, avec le titre d’homme, la connaissance intime, profonde de toutes les aptitudes, de tous les secrets du caractère de la femme. Je lis dans ce cœur, à livre ouvert. Je pourrais en compter toutes les pulsations. J’ai, en un mot, le secret de sa force et la mesure de sa faiblesse. »
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« Je considère chaque jour qui m’est donné comme devant être le dernier de ma vie. Et cela tout naturellement, sans le moindre effroi. »
Marianne Basler, Philippe Vuillemin et Valérie Stroh, dans Mystère Alexina de René Féret, 1984.
Qu’est-ce que j’en pense ?
Adélaïde Herculine Barbin naît en France en 1868 assignée fille, c’est-à-dire qu’à l’état civil, on l’a déclarée de « sexe féminin ». Elle est donc sociabilisée comme une fille : on l’envoie à l’école de filles, puis chez les bonnes sœurs et enfin elle est reçue à l’École Normale pour devenir institutrice dans un pensionnat de jeunes filles. À vingt ans, après avoir été amoureuse de sa voisine de dortoir et de la jeune femme dont elle était dame de compagnie, elle consomme l’amour charnel avec sa collègue, professeure au même pensionnat qu’elle. Les deux femmes vivent leur passion dans le plus grand secret. Mais des douleurs abdominales clouent Herculine au lit et un médecin est obligé d’intervenir. Après un examen manuel de l’appareil génital d’Herculine (coucou les violences obstétricales), la supercherie est éventée et de fil en aiguille la jeune femme sera obligée de changer d’état civil : « elle » devient « il », « sexe féminin » « sexe masculin », « Adélaïde » « Abel ». Aidé de notables locaux et d’un homme d’Église généreux, le jeune homme rêve d’un nouveau départ et monte à la capitale mais la dépression le guette et, seul, pauvre, abandonné de tous, il se donne la mort en 1868. Il a 30 ans. Sur la table à côté de lui, une lettre de pardon adressée à sa mère et ses mémoires, collectés par un célèbre médecin de l’époque.
Adélaïde Herculine Barbin, après avoir été un phénomène de foire de son vivant, sujet de calomnies et de moqueries, devient, après sa mort, un cas d’école. Ses mémoires sont aujourd’hui considérés comme le premier témoignage d’une personne intersexe en Occident – la Journée de la Solidarité Intersexe en France est fixée au 8 novembre, le jour de la naissance d’Abel-Adélaïde. Dans ce texte sans pareil, exhumé des archives du département français de l’Hygiène publique par le philosophe français Michel Foucault qui le republie sous le titre Herculine Barbin dite Alexina B. en 1978, on découvre une personnalité complexe, tiraillée entre amour de ses contemporaines et haine de ses contemporains. Abel, Adélaïde, Herculine, appelée dans le récit Camille, et par ses parents Alexina, cet être aux multiples prénoms et aux genres multiples (les personnes intersexes naissent avec des caractères sexuels qui ne correspondent pas à la norme médicale du « masculin » et du « féminin ») nous a laissé un texte aux multiples facettes : témoignage historique d’une province française du milieu du XIXème siècle, pamphlet contre les hommes d’Église réactionnaires et acte de foi envers une Église bienveillante et ouverte, peinture de femmes pieuses et amoureuses… Barbin fait surtout son autoportrait au masculin ET au féminin – n’en déplaise aux censeurs de l’écriture inclusive, ce texte date de 1868 et propose déjà une langue non-binaire et fluide ! C’est touchant, parfois drôle, et souvent bouleversant. À la fin du récit, la colère de l’auteur·ice nous gagne : n’aurait-on pas pu laisser cette personne vivre sa vie ? Parce qu’à la lecture de ces Mémoires, on se rend compte qu’il n’y avait bien qu’à la société que ça posait un problème. Adélaïde-Abel, iel, avait l’air de s’en accommoder parfaitement. Et c’est d’autant plus rageant qu’il semble qu’on aurait pu éviter le suicide de cet être si plein de vie, d’amour et de fougue, et qui pourtant, n’ayant trouvé d’allié·e nulle part, conclut amèrement : « Profondément dégoûté de tout et de tous, j’endure, sans en être ému, les injustices des hommes, leurs haines hypocrites. Elles ne sauraient m’atteindre dans le sûr retranchement où je m’enferme. Il y a entre eux et moi un abîme, une barrière infranchissable… Je les défie tous. »
Comment se procurer ce livre ? Gratuitement ici. Si vous voulez vous procurer le livre papier, il existe plusieurs éditions de Mes Souvenirs d’Herculine Abel Barbin, notamment chez Gallimard avec une présentation de Michel Foucault (1978) et chez Payot-Petit Bibliothèque Classiques (2024).
La fiche d’identité du livre : Mes souvenirs d’Herculine Abel Barbin, publiés pour la première fois en 1874 par le docteur Ambroise Tardieu dans son ouvrage Question médicolégale de l’identité dans ses rapports avec les vices de conformation des organes sexuels. L’édition utilisée pour cet article est celle des Éditions du Boucher (maison d’édition en ligne qui propose un catalogue de livres numériques), 90 pages.